La vocalité

                                                                           Jean-noël Roblin                        Pr Agrégé de Musique                                      Nice
 
 

                                      De la vocalité
                                                                                                                                                                                                                                                                                                                   

 


                          Qui n’entendit jamais son professeur de musique,de chant, d'instrument, parler de  « musicalité » ?
Après avoircherché en vain ce substantif dans le dictionnaire, je m’étais pris au jeu d’en construire une définition, voisine de sensibilité, d’aptitude à la compréhension du texte musical et de capacité à le restituer , me servant de la palette des nuances, des couleurs, des phrasés , des articulations , et des principes dynamiques à ma disposition, pour l’instrument autant que pour la voix.

Alors : vocalité – voix , musicalité – musique ?

Ou bien ce néologisme est-il un simple sous-ensemble de celui de la voix ?
 

Le mordant, le volume, le vibrato, l’épaisseur et la couleur,

 

 

sont autant d’éléments caractéristiques du timbre vocal. Il contribuent à le rendre unique et souvent   reconnaissable. On ne peut confondre longtemps Mirella Freni et Nathalie Dessay, Feodor Chaliapine et  Marti Talvela, ou encore Alfred Deller et Gerard Lesne.

Mais la Culture serait-elle aussi partie prenante de leurs vocalités respectives ?

 

Les langues maternelles prédisposent chacun de nous à l’usage de phonèmes variés, à une utilisation du système phonatoire particulière. Après l’émission par les cordes vocales, le son émis est alors filtré par  l’appareil phonatoire (le corps), mais aussi par l’usage que l’on en fait (la culture) . Je ne puis m’empêcher de penser à Nina Simone et Jacques Brel interprétant chacun en français :  «Ne me quitte pas».

 

Il ne fait aucun doute que l’ouverture d’esprit, l’enrichissement personnel, la connaissance, la curiosité artistique , sont autant d’éléments qui contribuent à notre construction .  Ils modifient progressivement, et   sensiblement la vocalité d’un interprète, la sonorité d’un instrumentiste, tout comme le temps , par la     maturation du corps associée à la pratique, en modifie la voix. On peut y ajouter l’état psychologique du     sujet .

Les différents enregistrements du « Voyage d’hiver » réalisés par D.F.Dieskau sont une illustration de ces  phénomènes.

Dépassant le cadre de ces lignes, le chant lyrique ou soliste propose autant de personnages que d’airs qui nous permettraient de dresser un état des lieux de la vocalité . De Jacopo Peri à Pascal Dusapin.

A Vienne, par exemple, Mozart écrivait de toute évidence pour des interprètes particuliers : amis ou   amours . Une partition adaptée à la voix d’un artiste. Cette évidence de la ligne vocale, cette fusion du chant et du rôle, cette humanité, cette vocalité qui s’inscrit dans l’urgence du propos est un aboutissement pour le 18ème siècle , une référence, qui ne peut nous inviter qu’à en étudier les évolutions artistiques         ultérieures.

On se souvient de l’adéquation réussie entre la vocalité d’un interprète et celle d’un rôle : la Violetta de Maria Callas, La Fiorilla de Cécilia Bartoli, Le Rodolfo de L. Pavarotti, ou le Tristan de W. Windgassen.

 

Notons qu’à la grande époque de l’Aria da capo, la vocalité d’un même rôle et par conséquent d’un personnage évoluait au cours de l’air : la reprise invitant le soliste à de virtuoses aventures ornementales, variant en fonction des possibilités techniques de l’artiste, mais aussi des modes et des écoles . Naples , Venise, Londres ...

Plusieurs siècles après l’invention du trompe-l’œil, l’Ircam - pour le film de G.Corbiau – réinventa la voix de Farinelli. Le mélange , l’association intime d’une voix de soprano et de celle d’un haute-contre, proches par leur vibrato et leur articulation , associé au travail informatique de suturation de ces deux tessitures, nous invitait à redécouvrir la voix d’un castrat. L’enregistrement fort médiocre d’A.Moreschi, autre castrat, dont la voix nous est parvenue, y ajoute deux éléments : le trouble identitaire et les traces de l’enfance conservée . Il sont aussi constitutifs de sa vocalité.
 

N’y aurait-il pas, dans les musiques traditionnelles, autant de langues que de vocalités ?
 

Les productions vocales du Nôgaku japonais, les cris de chasse pygmées, le chant yodlé Suisse sont autant d’appels, de cris. Le travail sur le souffle comme composante du timbre au Burundi, ou du rythme chez les Touaregs étend encore les champs de la vocalité. A la lisière de la parole, du chant, de la déclamation chez les Kanaks (extr.21), dans certains rituels Bouddhiques, dans le Sprechgesang d’A.Schoenberg, ou tout cela réuni dans certaines ballades Roumaines...

Le domaine du timbre, des couleurs nous emporte en Espagne , au Brésil, en Afrique...

Le travestissement de la voix à des fins symboliques ou rituelles, nous invite à l’opéra traditionnel de Pékin, et chez les Aborigènes d’Australie.

En occident, on applaudit cette aptitude à la vocalité des autres, chère aux chansonniers – imitateurs, dont la souplesse des cordes vocales associée à un larynx asymétrique ne serait rien sans la culture de l’identification à l’autre.

Et puis, cette vocalité partagée avec l’instrument de musique : la mise en vibration les cordes vocales tout en faisant sonner simultanément la flûte, mêlant intimement leurs timbres ( Iles Salomon ). Tout comme au Laos, d’ailleurs ...

 

Peut-on utiliser ce néologisme pour un ensemble vocal ?

Le Rias Kammerchor de Berlin , le chœur de chambre de la radio suédoise, Le Collegium vocal de Gand, Le King’s Consort de Londres , nous frappent par leurs différences, leur « cultures » vocales , leurs couleurs, leurs sens singulier de l’articulation, leur aptitudes respectives à projeter un texte chanté.

 

Le travail sur un répertoire donné, la langue et la culture du pays, le choix des chanteurs par le chef de chœur, la prise en compte du texte musical à une époque donnée dans l’histoire de l’interprétation du compositeur choisi...

 

Tout cela participe de la vocalité d’un chœur : Concerto Italiano dans les Madrigaux de Monteverdi , La Chapelle royale dans des motets d’Henri Dumont, Les Tallis Scholars pour Palestrina, les Swingle Singers dans le Sinfonia de L.Bério , ou dans de grands standards de Jazz .

Dans l’esprit universaliste d’un R.de Lassus, la Communauté Européenne confia voilà presque 20 ans à P.Haerreweghe la constitution d’un Ensemble Vocal original : Espagnols, Italiens, Français, Flamands , Hollandais enrichissaient la première équipe de l’Ensemble Vocal Européen de leurs vocalités respectives. Elle devint ici la somme des individualités timbriques, l’addition des contrastes . C’était là le son « multiple » recherché ...

 

Inversement, on trouve dans le travail de J.E.Gardiner, et de son chœur Monteverdi de Londres, un parti  pris d’ œcuménisme artistique, où, aux acquisitions stylistiques issues de la musicologie baroque et classique, se mêle une tradition vocale anglaise, plus neutre, d’une élégante transparence. La vocalité souhaitée, issue de ce mélange, correspond à la culture moyenne, je veux dire commune à un grand nombre de mélomanes européens : une vocalité et un style délibérément plus consensuel , à la rencontre d’un plus grand nombre d’auditeurs.

 

Nos élèves, attentifs à l’exemple vocal du chef de chœur en répétition, du professeur en classe, tâchent de reproduire l’exemple entendu. Répétant, autant que faire se peut, la mélodie, les paroles du chant, le rythme, ils imitent, souvent à leur insu, la couleur de la voix du maître ; les plus doués d’entre eux jouant parfois avec la notion de mordant. Le vibrato, l’épaisseur et le volume (confondu fréquemment avec l’intensité), sont davantage liés à la morphologie, associée au travail sur le long terme...

 

La vocalité instrumentale existe –elle ?

 
 

De nombreux instruments se découvrent, sous les doigts de certains interprètes, une vocation au chant.

Le piano - instrument à percussion – au premier abord écarté de tout concept de vocalité, se trouve acquérir, sous les doigts d’un Frédéric Chopin amoureux du répertoire lyrique de son temps (Bellini, entre autres), les caractéristiques de la voix et du texte chanté: intervalles, articulations, prosodie, rythmes corporels, rythmes harmoniques, idiomes variés de l’écriture vocale. Les Nocturnes en sont une illustration majeure. On observe néanmoins une différence entre le chant du piano et celui de la voix : la  nécessité physique de la respiration ajoute la notion de temps à la vocalité : la longueur de la phrase « chantée ».

On ne peut s’empêcher de songer au 2ème mvt du célèbre concerto pour clarinette et orchestre de Mozart. Voici un instrument grandement prédisposé au chant . Certains idiomes  instrumentaux utilisés avec talent pour l’instrument par de nombreux compositeurs n’en dégagent pas pour autant cette voix intérieure , cette articulation, ce phrasé qui, tout en laissant « vocaliser » l’instrument , lui laissant ainsi dégager sa propre vocalité, nous la rend aussi familière. Le chant  instrumental fusionne ici avec des réalités corporelles, buccales , respiratoires, mentales, propres à    l’homme.

 
 

A cet instant , on peut songer à la clarinette dans le Klezmer, imitant la voix humaine et les idiomes  sonores du Yiddish .Une fusion identitaire au service d’ une vocalité instrumentale unique.

L’orgue propose depuis plusieurs siècles un jeu de « voix humaine ». Je ne lui trouve , en revanche, qu’une faible aptitude à la vocalité. La tessiture, le timbre de ce registre, son vibrato, son absence d’épaisseur, sa couleur (ainsi que son attaque très instrumentale), en font le souvenir presque idéalisé , et   assurément désincarné, d’une voix « spirituelle » pouvant cohabiter avec celles, concrètes, des chantres et des fidèles, sans pour autant s’y fondre, sans qu’on puisse la confondre avec elles. Il est intéressant d’observer, qu’à l’origine, le souhait était d’approcher la voix, et, qu’au fil du temps, cela n’a plus été la priorité des facteurs .

Qu’en est-il de l’imitation de la voix et de cette recherche de vocalité par l’intermédiaire de la machine ?

 

Différents synthétiseurs nous proposent des réponses .

 

  La première, est issue du modèle source/filtre : à partir des sons à synthétiser, des règles de synthèse permettent d’inférer les paramètres acoustiques du signal-source et les paramètres du conduit vocal ; le son est ensuite calculé par un programme qui simule un générateur de source et un filtre. La    démarche nous rapproche d’une forme de vocalité par une imitation de la production vocale.

 

En ce qui concerne les synthétiseurs articulatoires, les sons sont décrits par les propriétés physiques, géométriques et dynamiques de la voix humaine. La position des articulateurs, la géométrie du conduit vocal sont reproduits dans cette démarche. La vocalité est ici induite par l’imitation du fonctionnement de l’instrument – voix. Les expositions internationales des années 40 et 50 mirent à l'honneur des appareils de ce type pour imiter la voix humaine parlée .

 
 

     Et puis il y a aussi les principes d’échantillonnage : un catalogue de sons et de phonèmes avec leurs enchaînements est établi. Il ne reste qu’à concaténer (recoller les morceaux). Si les résultats sont souvent d’excellente qualité, il nous éloignent , à mon avis, du concept de vocalité ne serait-ce que par     l’absence totale du geste vocal . Tout est ici enregistré . Le contrôle musical de la technologie ressemble     davantage à celui d’un instrument de musique qu’à celui de l’organe phonatoire .

 
 

On le voit la frontière entre voix et vocalité est mince, comme l’est toujours celle entre un substantif et un néologisme associé. Le commentaire musical a besoin de ces termes « par extension » qui en précisent, ou en orientent les champs de réflexion, en même temps qu’ils en dessinent l’univers.

On pourrait évoquer la vocalité au sein de l’oralité, celle d’André Malraux rendant hommage à Jean Moulin à l’occasion de son entrée au Panthéon ; celle de Sarah Bernhardt en son théâtre, d’Alain Cuny au   cinéma...

Quelques idées pour un terme qui pourrait , un jour , prendre sa place dans un dictionnaire de la musique .

                                                                                                                                                                             
                                                                                                                                                      Jean-noel Roblin  -  Nice



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